[Récit] Par delà le voile

Pénétrant dans la l'unique pièce lui servant de bureau au forum d'Ashford, le Légionnaire des Cendres fit tourner le loquet après avoir refermé la porte derrière lui, se garantissant une intimité et un silence qui lui étaient chers. Le nécromant ouvrit un placard, en retirant cinq bougies et une vasque en étain, les disposant sur la table au centre de la pièce, ordonnés et méticuleusement positionnés.

Posant sa besace au sol, il se saisit du poignard qui ne le quittait jamais avant de s'assoir dans le grand trône improvisé, calant confortablement son dos dans ce dernier. D'un geste lent et mesuré, il alluma les bougies une par une, ne laissant que ces lueurs vacillantes éclairer la pièce.

La patte experte, il fait glisser la lame du poignard dans sa paume, entaillant son pelage sombre à un endroit qui n'en avait que trop l'habitude. Son poing massif se serrant, des gouttes d'un rouge sombre perlaient lentement le long des poils épais avant de s'écraser au fond de la vasque dans un clapotis métallique.

"Tic....tic...tic...tic...tic..."

Le commencement était toujours le même, alors qu'il récitait des formules ancrées dans sa mémoire, le clapotis régulier était le seul son que ses oreilles captaient encore dans cette atmosphère étouffée. Des mots qu'il avait déjà prononcé bien mille fois, des litres de sang offert en témoin à son Art, tout ceci n'était qu'un éternel recommencement.

Mais cette fois, son but était autre. Pas question d'invoquer un esprit pour le réduire a néant, d'aspirer une infime part de l'Outremonde à ses bénéfices personnels, de partir en quête d'un sortilège plus sombre et menaçant que le précédent.

Cette fois, il allait marcher sur le bord du voile.


D'un commun accord, les bougies s'éteignirent, diffusant un mince filet de frustration grisâtre au fait d'avoir été ainsi soufflées. Les ombres qui dansaient aux lueurs chatoyantes le long des murs de la pièce seraient bientôt des cauchemars retenus par une simple membrane entre deux mondes.

Son corps massif s'emplit d'un froid mordant, progressant de sa poitrine jusqu'à l'extrémité de ses membres. Il ne fit aucun geste pour s'en défaire, laissant le goût glacé de la mort le posséder. D'une pensée il s'extirpa alors du corps assis sur ce trône, la forme translucide de son esprit se détachant des emprises matérielles.

Autour de lui, le monde n'était déjà plus comme il l'avait laissé. Mélange d'un présent, d'un passé et d'un futur qui n'existent qu'aux frontières des mondes, il se perdit quelques secondes faramineuses a la contemplation de cet univers dévasté. Mais le temps lui était compté, et il se mit en mouvement, progressant dans une forme spectrale au travers d'un espace dont les dimensions étaient régies par l'étendue infinie du royaume des morts.

Il savait ce qu'il cherchait, il le sentait. Ses sens éthérés étaient focalisés sur une invocation dont il n'avait pu percevoir que des bribes via les ouvrages et les traces laissées, mais c'était suffisant pour savoir vers quoi s'orienter. Devant lui, Ascalon dont les ruines flamboyaient de leur splendeur passée entre les pulsations du temps. Il pressa sa destination, s'enfonçant dans un sol pavé qui n'offrait aucune entrave a ses mouvements.

C'est là qu'il les vit, alignés en rang devant le voile : Les damnés du feu belligérant.

En Ascalon, ce ne sont pas les fantômes qui manquent, mais de ce coté du voile ? Leur présence n'est que transitoire. Pourtant, il attendent. En file indienne, ils attendent. Le premier de la ligne s'avance, traversant le voile sans la moindre difficulté, il disparait alors à sa vue. Le suivant prends sa place, attendant. Ce manège se répète, la file ne réduit pas pourtant, elle s'allonge. Appelés par delà le voile, les spectres du feu de Magdaer répondent à ce message, venant au lieu et à l'instant demandé.

D'abord en retrait, le corps spectral du nécromant s'avance, approchant de la barrière délimitée par le voile en cet espace temps et lieu, son regard désormais infini peine à discerner l'autre côté. Ses pattes presque posées contre le mur planaire, il s'égara a les observer un instant.

L'apparence du nécromant n'avait décidément rien à voir de l'autre coté du voile, ces pattes n'étaient pas les siennes, incorporelles, elles réagissaient pourtant à ses pensées.

Il ramena son attention sur le voile, tentant d'en percer l'opacité entre l'Outremonde et le royaume dont il était issu. Comme s'écartant devant sa volonté, la cloison verdâtre lui offrit une fenêtre sur un caveau sous-terrain. Rapidement, son esprit nota tous les détails qu'il pouvait capter : Style architectural ascalonien - c'était bien le bon endroit - un homme était au centre d'un cercle tracé. Il y avait certainement des cadavres Charrs quelque part dans la pièce, puisqu'un rituel était dessiné sur le sol pavé et les murs, d'une teinte sombre elle effriterai avec le temps. S'arrêtant sur chaque rune, chaque symbole, le nécromant prit le temps de mémoriser intégralement ce qu'il voyait : Chaque tracé, chaque angle, chaque espace. Il retiendrait tout.

Le temps filait trop vite pour qu'il puisse en profiter pleinement, endosser une forme spectrale n'était pas quelque chose qu'il faisait couramment et il sentait son lien avec le monde des vivants s'amenuiser.

Détachant son attention du rituel, il fixa l'homme qui l'exécutait. A nouveau il fit fonctionner son esprit pour en mémoriser tous les traits disgracieux : Une taille d'environ un mètre soixante-dix. Cheveux blonds dont la longueur ne devait pas dépasser quinze centimètres. Une tenue riche et élégante qui traduisait une aisance monétaire, rouge sombre et ornementée de dorures.

Tournant le long du voile sans risquer de le traverser, il observa d'un angle autre pour affiner sa description : Barbe mal rasée de quelques jours : Accès limité à des infrastructures humaines, il s'exile sans doute pour pratiquer ses rituels. Des yeux bleu acier au fond desquels luisant une détermination féroce. Un visage long aux pommettes saillantes et carrées. Un nez d'épervier.

Le temps était trop court, il rompit son lien avec l'outre monde, regardant impuissant les images de son trajet inversé défiler.

Il reprit contact avec ses sens dans la pièce noire du forum d'Ashford. Le corps engourdi, le froid ne l'avait pas quitté, bouger aurait été inutile alors il resta immobile, plongé dans les ténèbres.

"Un jour ... quelqu'un saura..." fit une voix sifflante.

Les bougies se rallumèrent d'elles-mêmes, éclairant à nouveau la pièce de leurs faibles lueurs, faisant danser des ombres torturées le long des murs.

Décidément, pensa-t-il, les pires cauchemars ne sont certainement pas dissimulés à dans les recoins sombres, mais au fin fond de son esprit.

Il laissa tomber sa lourde tête contre le dossier, exhalant une brume glacée, tandis que son corps se réchauffait lentement à la chaleur de la pièce et des bougies. Désormais, il connaissait le visage de leur ennemi, son ennemi.