[Récit - Radjie] Eaux troubles

- Le Lac -


“Il y a des chasses qu'on n'oublie pas.” annonça une voix claire.

“Des chasses ? Tu veux dire, des choses, non mère ?!”

Radjie se renvoyait en train de prononcer ces mots. Elle se trouvait devant le lac d'Ashford à un mois et demi, accompagnée de Reiva Sangpourpre, sa mère. Un vent léger faisait onduler l'eau limpide, portant avec lui une odeur de vase.

“Il y a par ici, d'incroyables odeurs Radjie. D'incroyables choses. Tu y reviendras bien un jour par toi-même, ce n'est pas si loin. Et si tu es loin, tu voyageras jusqu'ici. Quand tu reviendras du Farhar, tu comprendras. “

“J'ai pas envie d'aller au Farhar. Moi.”

“Radjie, tu sais combien de mètres te séparent de ton reflet ?” demanda Reiva en faisant un mouvement de tête en direction du lac.

“J'estime cette distance à dix mètres quarante et quelques. Je peux y être en six secondes. Six secondes parce que je suis trop petite pour faire mieux. Mais un jour, j'irai plus vite.” répondit Radjie.

“Il te faudra aller toujours plus vite si tu veux atteindre l’excellence. Ne te fies pas aux “quelques”. Ce sont parfois ces “quelques” là qui peuvent te coûter très cher.”

...

Le Drake Alpha poussa un rugissement qui retentit longtemps dans le lac. Bröwl et Sirius étaient déjà sur lui. Radjie avait réussi à planter sa dague dans son crâne et se tenait fermement pendant que la créature se débattait et contre-attaquait. Elle pensait frapper plus loin pour avoir une meilleure prise, mais avait encore évalué la distances aux “quelques” près.
A la suite de coups répétés, l'énorme drake chuta sur la charr noire en éclaboussant les deux soldats de la Sanglante d'une pluie de vase.

Elle s'était réveillée au Canton. On lui avait raconté que Khadgar l'avait sauvé en effectuant les premiers soins, et que son coeur avait encore lâché.

Ses côtes étaient enfoncées et son dos la faisait hurler de douleur, mais elle était hors de danger. Un soldat du Fer, Lamecrou, avait pris le relais et s'occupait d'elle à présent, en lui administrant moult piqures et perfusions. Il lui avait raconté que Bröwl était souvent venu la voir, mais qu'elle en aura sans doutes pour quelque semaines.

La charr s'était liée d'une profonde sympathie pour Bröwl. Ils s'étaient rencontrés dans la Sixième Cohorte Sanglante et elle lui avait proposé de faire des charrtons un jour. Elle avait aussi fait cette proposition à Friilahr, mais ce dernier avait refusé d'un bloc, prétextant son âge avancé.

Jusqu'à présent, le Farhar était loin derrière-elle ; L'ancien Primus, la troupe des Dur, Jeanpatte, tout ceci faisait partie du passé. Un passé loin et enfoui qu'elle n'évoquait que rarement. Les rares fois où sont passé resurgissait, elle s'en prenait immédiatement aux tatous. Les tatous, car les charrtons du Farhar faisaient courir le bruit que le père de Radjie était un tatou, ce qui la mettait dans une rage folle.

Après une bonne nuit pleine de tranquillisants, elle se réveilla, raide à cause du corset qu'elle avait autour du torse et tourna la tête sur le côté. Elle ouvrit ses grands yeux dorés de chouette et entre-ouvra la gueule sous l'effet de la surprise en voyant ce qui était posé sur son chevet.

Un crâne de tatou.

Un crâne de tatou, mais pas seulement. Un message était à côté. Quelque chose qui disait : “Tu ressembles à ta mère quand tu dors...” ou quelque chose comme ça. Les griffes de Radjie déchiraient le papier au fur et à mesure qu'elle le lisait.

Qui était venu ? Qui avait posé ce papier ? Et ce crâne ? Les questions se bousculaient dans sa tête comme une meute de charrs affamés lors d'un Viandeoberfest. C'était peut-être un membre de sa famille ? Ou son père qu'elle ne connaissait pas ?! La charr noire saisit le crâne de tatou à pleine mains en réfléchissant.

“Père... Crâne de tatou.... SOMBRENUIT SE FICHE ENCORE DE MA GUEULE !”

Elle était devenue folle de rage. Ehrmal Sombrenuit, le légionnaire des Cendres qui avait fait le Farhar avec elle, connaissait tout de cette histoire. Bien que rendu étrangement tactiturne à la suite de ces événements, il n'en avait pas moins gardé un sens de l'humour douteux.

Lorsque Bröwl lui rendit visite, ils en discutèrent. Il ne pensait pas que le légionnaire des Cendres était responsable de cet acte.
Bröwl annonça qu'il n'y était pour rien lui non plus. Et quant à Friilahr, il ne voyait pas pourquoi il commettrait un tel affront.

Radjie voulait sortir de ce Canton. Il fallait qu'elle aille enquêter sur cette histoire. Elle devait trouver le responsable de cette infâme moquerie.

- Code Canton, ah bravo. -


Les journées s'étaient lentement écoulées dans le canton. Radjie voulait en sortir plus vite. Elle avait demandé à Bröwl d'aller prendre les fioles d'Elixir dans le laboratoire de Friilahr, mais ce dernier avait refusé. Pour lui, il était hors de question d'aller voler Friilahr. Il ne voulait pas même aller lui demander le code du boitier qui contrôlait l'ouverture de la porte.

Elle avait donc eu l'idée d'attendre un peu pour avoir la permission de sortir, et d'aller elle-même jusqu'à ce laboratoire.

Radjie avait fait un petit crochet par la Lame Dentelée, où elle vit Friilahr en train de discuter avec Ignatus et Khadgar. Elle demanda directement le code, prétextant que c'était pour aller nettoyer un peu.

Friilahr se doutait bien que c'étaient des sornettes, et qu'elle avait une idée derrière la tête. Il lui demanda donc de trouver elle-même le code.

Elle demanda si c'était l'alignement de chiffres représentant un masse dans un échantillon de fer, plus la quantité de cuivre dans soixante grammes représenté en mole, mais ce n'était pas ça non plus. Malgré les apparences, Radjie était tout sauf idiote. En revanche, elle était étrangement folle aux yeux de certains.

Après quelques longues minutes de questions répétitives de la charr noire, il finit par avouer que c'était la date de sa naissance. Radjie ne connaissait pas la date de sa propre naissance, alors pourquoi Friilahr la connaissait ? Il lui répondit simplement que c'était parce qu'il avait été son Primus et que c'était dans son dossier.

Elle ne se souvenait pas, mais décida d'aller se rendre devant ce boitier pour essayer des codes au hasard, pouvant se rapprocher d'une date de naissance.

A l'abri de regards indiscrets, et profitant de l'absence de Bröwl qui était contre cette initiative, elle essaya plusieurs codes mais aucun ne fonctionnait. Elle décida alors de démonter le boitier avec sa dague.

“Qu'est-ce que vous faites ?!” demanda un soldat du Fer en patrouille.

“Je travaille ici, je répare la porte. Elle ne répond plus à aucun code.” répondit Radjie.

“Ah vous êtes de la maintenance ?! Je vais vous aider, j'apporte ma caisse à outils !” annonça le soldat du Fer, ravi de pouvoir bricoler quelque chose.

Le mensonge improvisé avait porté ses fruits. Le soldat du Fer était bien plus doué qu'elle pour s'attaquer au boitier qui contrôlait l'ouverture de la porte.

La cage du boitier sauta et vint percuter le sol dans des grésillements électriques. Une multitude de fils étaient visibles. Radjie commença à les tripoter pendant que le Soldat du Fer lui racontait le dernier hologramme asura qu'il avait vu à Rata Sum, avant de partir; Une histoire de deux pacificateurs amis qui faisaient régner la justice. A force de persévérance, la lourde porte finit par s'ouvrir de moitié. Puis enfin, complètement, diffusant vers l'extérieur une grosse odeur de renfermé et de putréfaction. Le boitier quant à lui était complètement grillé. Et la porte bien coincée.
Coincée, mais ouverte !

Le laboratoire de Friilahr était un bazar sans nom. Les objets, les fioles, les tissus, les gadgets s'entassaient dans les coins, mêlés de poussières et de détritus. Il y avait deux tables et plusieurs consoles. Sur les deux tables, il y avait deux cadavres de charrs aux entrailles sorties. L'un d'entre eux était encore piqué avec des restes de perfusion. Leurs regards vides mais imprégnés de sang laissaient penser qu'il s'agissait de consommateur d'Orange, une nouvelle drogue répandue dans la Citadelle Noire.

Radjie s'avança en direction des deux tables et laissa vagabonder un regard curieux, elle ramassa trois fioles d'Elixir qui étaient sur une étagère, puis, elle s'arrêta devant une console où gisait un cadavre de tatou.

Un tatou sans tête.

La surprise et l'incompréhension vint s’engouffrer dans l'âme de la charr noire. Elle se sentait à la fois choquée et trahie. Elle s'assied au sol, au pied de la console où reposait la dépouille de tatou sans un mot. D'un geste machinal, elle déboucha une première fiole et en bu une gorgée.

Cette fiole lui donna un odorat sans failles. Les effluves des cadavres vint s’engouffrer dans ses narines avec violence mais la charr resta assise, encore coi.

Elle déboucha une autre fiole. Celle-ci lui contracta les os et les muscles pour la faire légèrement réduire de taille, sans trop de douleur, et de manière provisoire.

Ne trouvant pas l'effet désiré, elle but une nouvelle gorgée de la troisième fiole qu'elle avait trouvé. Elle sentit dans sa colonne vertébrale d'étranges changements ; Une nouvelle queue était en train de bourgeonner ! Sa base située juste en dessous de la première, elle commençait déjà à atteindre une vingtaine de centimètres.

Radjie passa une patte sur son derrière et sursauta. Elle se leva d'un bond et décida de filer. En retournant aux côtés des restes du boitier, elle fit demi-tour et revint devant le cadavre du tatou. Elle le prit avec elle et fila.

Elle parti se cacher avec son tatou mort et puant derrière une statue. Elle vit Friilahr et Khadgar qui se rapprochaient du laboratoire. Paniquée, elle prit la fuite vers Diessa.

Elle se mit à accélérer de toutes ses forces quant elle entendit au loin le hurlement de Friilahr.

“TRANNNNNCHNUIT !”

- La Crique de l’Éleveur -


Les Elixirs et le cadavre de tatou avaient donné des ailes à Radjie, mais ses déplacements étaient encore limités à cause du corset qu'elle avait sous son manteau. Elle commençait déjà à être rattrapée par Bröwl et Sirius.

La course poursuite eu lieu jusqu'à la Crique de l’Éleveur ; Un ancien Farhar racheté par un fermier pour y élever des bœufs. Elle avait tout oublié au sujet de ce Farhar et ne savait même plus où il était, mais la visite dans le laboratoire de Friilahr avait éveillé en elle ces souvenirs pourtant profondément enfouis.

Sirius et Bröwl l'avaient trouvé. Ils comptaient la ramener de force. Elle leur annonça :

“Je reviens dans deux heures et vingt-huit minutes.”

Deux heures vingt-huit. Elle ignorait pourquoi elle avait dit ça. Pourquoi deux heures vingt-huit ?

Après quelques négociations hardues avec les deux soldats de la Sanglante, ils décidèrent de l'accompagner un peu avant de la ramener.

Elle se rendit au pied d'une tour. Elle posa le cadavre de tatou au sol et après avoir cherché longtemps au pied de cette tour, elle se mit à creuser de toutes ses forces en déblayant les rochers. Les bruits de terre soulevés laissèrent place à des bruits de griffes contre une plaque en acier. A force d'envoyer des coups dedans, la plaque pivota un peu sur le côté, pour laisser apparaitre derrière-elle une sorte de grotte. Une sorte de grotte, ou plutôt, le sous-sol de la tour.

C'était le Trou. Ca faisait si longtemps pour la charr. Ça faisait depuis précisément douze ans qu'elle ne l'avait revu. Elle arrêta de creuser et se tourna sur le côté. Elle prit un petit bâton et commença à tracer des chiffres au sol.

“1326... 1326...” répéta-t'elle “1326... 1313... 1313... 1315...”

Bröwl et Sirius pensaient qu'elle avait pété un plomb, ils n'étaient pas loin de la vérité. 1326 était l'année actuelle. 1313 était l'année de naissance dont elle venait de se souvenir. 1315 était l'année où elle était entrée au Farhar.

“Le 8. Saison du Zéphyr.”

Elle avait retrouvé sa date de naissance. Elle balaya les chiffres d'un revers de patte et se mit à dessiner la silhouette d'une tête de charr, en inscrivant d'autres chiffres. Des chiffres désignant des probabilités d'un passé. Des dates, devant l'aider à se souvenir de certains points.

Sirius et Bröwl aperçurent au loin un regroupement de séparatistes. Ils se plaquèrent au sol. Bröwl entraîna Radjie avec lui en la muselant de sa patte. La charr était rendue folle par cette captivité soudaine et se débattait fortement, mais sa force ne faisait pas les poids contre la force d'un soldat de la Sanglante.

Les séparatistes passés, elle reprit ses calculs l'air de rien. Sirius en eu assez d'attendre et décida de l’assommer. L'odorat excessivement aiguisé de Radjie à cause de l'Elixir la mit en alerte avant que le coup n'atteigne sa tête. Elle saisit le cadavre de tatou et s'échappa.

Ils la rattrapèrent facilement, et l’assommèrent pour de bon, cette fois-ci.

Bröwl porta Radjie, inconsciente, avec son cadavre de tatou coincé dans ses bras crispés, sur tout le chemin du retour. Arrivés à la Lame Dentelée, ils virent Friilahr et les autres membres de la Centurie.

Le légionnaire du Fer vint les féliciter, et s'assurer que la santé de la charr était bonne. Il réprima un grognement quand les deux soldats lui annoncèrent qu'elle faisait des calculs, au pied d'une Tour.

Radjie reprit peu à peu ses esprits quand Friilahr secoua un cuissot de marmoxx sous son nez, et surtout, quand Bröwl lui hurla dans les oreilles.

Elle se débattit dans tous les sens en envoyant de grands coups de griffes qui vinrent percuter l'armure de Bröwl, et le nez de Friilahr, qui se mit à saigner.

Le légionnaire du Fer ne ressentait pas la douleur au niveau du visage, il ne s'en était pas aperçut. Il retourna voir les autres membres de la Centurie, comme si de rien n'était.

...

- Quelques secondes -



Radjie resta dans un coin de la taverne, se sentant assez bête, et le crâne endolori. La plupart des charrs présents étaient assez surpris de voir une charr à deux queues.

Elle ramassa le cadavre de son tatou, et alla discuter avec les membres de la Centurie qui la repoussèrent assez vite, car le cadavre de plusieurs jours empestait. Elle se mit devant Friilahr et souleva le tatou vers son museau, pour qu'il voye bien le trou béant, puant, et moisi, qui faisait office de tête.

Friilahr lui demanda pourquoi elle avait prit le cadavre de tatou dans son laboratoire. Elle ne répondit pas et demanda immédiatement si le crâne de tatou, et si la lettre étaient de lui. Le légionnaire de Fer ne nia pas. Il répondit que c'était de lui, et qu'elle aurait trouvé plus facilement en se servant de sa tête.

Le sang de Radjie ne fit qu'un tour. Elle se tenait devant Friilahr en silence, et laissa choir le cadavre au sol, entre eux.

Elle bascula lentement son centre de gravité de droite à gauche. Ses deux queues suivaient le mouvement. Elle feulait doucement et les pupilles de ses yeux dorés étaient excessivement rétractées à la verticale. Elle serait lentement les poings pour les ré-ouvrir, griffes bien sorties.

Elle lui aurait sauté dessus et l'aurait renversé devant tout le monde. Elle l'aurait prit par le cou et aurait hurlé en lui tapant la tête sur le sol :

“QUE SAVEZ-VOUS SUR MA MÈRE ! JE VAIS VOUS TUER !” et il aurait parlé.

Elle se voyait le faire, et c'est ainsi que tout ceci devait se passer... A “quelques secondes” près.

Friilahr la connaissait très bien. Et il savait qu'avec Radjie, la meilleure défense, c'était l'attaque.

Le légionnaire du Fer était déjà en plein saut dans sa direction avant qu'elle n'eu le temps de faire quoi que ce soit. Il la renversa lourdement et violemment au sol et ouvrit une gueule pleine de crocs tranchants. Radjie tenta de lui envoyer quelques coups de griffes dans la tête, mais en vain. Le légionnaire ferma les mâchoires et lui envoya un coup de boule dans la tête d'une violence si rude qu'il fit un bruit métallique.

Un filet de sang vint empourprer le sol de la Lame Dentelée. La charr était une nouvelle fois inconsciente.

“La vie se joue à quelques secondes près, Radjie...” résonnait une voix claire dans sa tête. C'était la voix de sa mère. “Radjie, tu sais combien de mètres te séparent de ton reflet ?” … “Ne te fies pas aux “quelques”. Ce sont parfois ces “quelques” là qui peuvent te coûter très cher.”

Friilahr se redressa, surpris de la force de son coup. Il n'imaginait pas qu'il mettrait KO la charr. Il la souleva avec précaution et prit la direction de son laboratoire. Plus tard, il fut rejoint par Bröwl et Khadgar.

Ils décelèrent une lourde fracture sur la surface osseuse entre les deux yeux et décidèrent d'opérer immédiatement.

Tout devint confus dans l'esprit de la charr noire.

Elle se tenait debout, dans une grande plaine aux allures de Toundra, entrecoupé par le flashback de Friilahr qui l'attaquait. Elle se mit à courir dans cette plaine imaginaire.

“Il te faudra aller toujours plus vite si tu veux atteindre l’excellence.” résonnait la voix de sa mère.

La voix se transforma en roulement de tonnerre. De gros nuages gris vinrent recouvrir le ciel de la plaine. L'orage éclata comme un terrifiant rugissement de dragon. La charr prit la fuite, mais la plaine était si immense qu'elle n'en voyait pas le bout.

En courant, elle passait à côté de formes transparentes. C'étaient des passages de son passé.

Elle se revoyait ouvrir la porte du laboratoire en compagnie du soldat du Fer.
Plus loin, elle revoyait Bröwl au chevet de son lit. Il lui racontait son passé et le passage de sa vie dans un groupe d'aventuriers.
Encore plus loin, elle entendit derrière elle : “Bonjour Tranchnuit !” c'était Friilahr.
Elle continuait de courir. “Je vais te massacrer !” C'était Sirius.
Une gueule béante surgit du sol pendant sa course. C'était le mâle Alpha Drake. Elle bondit par dessus et le survola longuement tandis que la créature referma son immense gueule pour tenter de l'attraper.
Elle le distança, essoufflée, en sentant son cœur la lâcher.
Elle traversa les murs transparents du Forum d'Ashford. Un spectre tentaculaire était en train de tout ravager. Radjie ne s'arrêta pas. Le roulement de tonnerre se faisait de plus en plus puissant et pesant.
La peur la gagna.

Elle croisa un groupe de soldats et reconnu Ralick Sombracier à sa tête. C'était la Sixième Cohorte Sanglante. Plus loin, elle se revit avec Bröwl en train d'espionner le rapprochement entre deux soldats de cette même cohorte : Drakslag et Sicaea.

Elle poursuivrait encore sa route quand une ombre massive vint recouvrir le sol.
Un dragon ? Ce n'en était pas un. C'était une gigantesque patte de charr.

A bout de souffle, elle se précipitait et passa dans un troupeau de tatous, effrayés eux aussi. Elle les dépassa et se revit à l'Arche du Lion en train de chercher de l'huile de Quaggan. Normalement, à cette époque, elle y était avec Friilahr, mais cette fois-ci dans son délire, elle était seule.
Elle chuta dans une énorme fosse où une grosse grille vint l'emprisonner. C'était le Trou. Elle usa toutes ses forces en grattant les surfaces du mur et entendit des voix des charrtons :

“On va se le faire ce gros tas !” suivi de gargouillements de gorge d'un charrton en train de mourir. C'était la mise à mort de Jeanpatte, son ami du Farhar.

De rage, elle réussi à s'extraire du trou, mais il n'y avait aucun charrton. L'ombre en revanche était bien plus lourd et présente, et l'orage bien plus puissant. Elle leva les yeux vers le ciel. L'énorme patte approchait lentement dans sa direction. Une tête de charr titanesque se dessina dans le ciel. Une tête de charr avec un monocle aux multiples facettes qui cliquetait tout seul. C'était Friilahr.

Elle accéléra sa course, terrifiée et vit au loin une silhouette de charr noire. C'était Reiva, sa mère.

“Quand tu sortiras du Farhar, tu m'attendras deux heures et vingt huit minutes. Et on se reverra.”

Elle ne la revit jamais. Et la silhouette s'éloignait au fur et à mesure.

L'immense patte vint aplatir la charr en faisant trembler le sol. Les petits arbres de la Toundra se déracinèrent et se renversèrent. Les cailloux et les rochers sautèrent sous l'impact.
La poussière s'éleva dans le ciel comme si tout ce qui avait été dans cette plaine avait été soufflé par une gigantesque explosion.

Puis, plus rien. Le noir. Le néant.

...

- Un ingénieur et un Blanchefeuille -

Radjie avait retrouvé ses forces, mais pas ses esprits.
Elle se réveilla sur la table d'opération du laboratoire de Friilahr et se tourna péniblement sur le côté. Sa tête était bandée, et dans son bras était profondément enfoncé une seringue de cinq centimètres qui devait tenir les fils du monitoring. L'appareil de confection charr, était automatisé par une batterie de de lourds pistons. Il avait pour rôle de suivre le rythme cardiaque de la charr. Elle se releva et descendit de la table, le crâne encore endolori. Sans habits ou presque, elle arracha sans s'en aperçevoir les câbles qui tenaient son bras et s'avança en direction de la sortie du laboratoire.
La porte circulaire était encore ouverte, toujours pas réparée depuis qu'elle avait fait sauter le boitier. Un soldat du Fer gardait l'entrée. Il la laissa sortir. Après-tout, on lui avait simplement demandé de ne laisser personne entrer.

"Tout droit. C'est bien. Vas tout droit, toi." répétait une voix dans sa tête.

La charr encore amorphe s’exécuta et traîna ses pattes en direction du Portail de la Citadelle Noire en titubant comme un norn sorti d'une bagarre de barils. Elle s'avança en direction d'une rambarde qui offrait une vue magnifique sur les plaines extérieurs d'Ashford.

"Hey, ça va ?" demanda un charr juste à côté d'elle.

Elle se retourna. C'était un charr massif, avec un monocle. Vu l'attirail qu'il portait sur lui, il était sans doutes dans le Fer. La charr ne répondit pas. Elle tendit un bras et le regarda. Le câble du monitoring pendouillait mollement.

"Où vas-tu ?" demanda le charr du nom de Jak Lebougre.

"Tout-droit. Dis-lui tout droit. Tout droit. C'est là que toi tu vas." siffla la voix dans sa tête.

"Je vais tout droit. C'est là-bas que je vais." dit Radjie.

Le charr déclara qu'elle avait surtout besoin d'un médecin. Il décida de l'amener à l'Arche du Lion.

Le froid d'Hivernel, plus présent à l'Arche du Lion perçait les chairs et les os de la charr. Les odeurs iodées mettaient ses sens au défi. Les bruits de la foule résonnaient dans son crâne en provoquant tous les échos possibles. Elle reculait, les yeux rivés vers les hautes toitures asymétriques de l'Arche du Lion. Puis, elle décida de suivre le charr aux allures d'ingénieur du Fer.

Il alla en direction d'un marchand, et offrit à Radjie une tenue sommaire. De quoi résister au froid.

"Et maintenant, un médecin." dit-il.

C'est à cet instant qu'une voix maniérée et aiguë retentit derrière-eux.

"OooOooh Stop ! Stop les enfants ! Aurai-je entendu le mot "médecin" ?"  

C'était un sylvari. Un sylvari aux feuilles blanches, accompagné par deux gigantesques norns en techno-armure. L'ingénieur semblait méfiant. Le sylvari proposa son aide. Il tenait à aider les charrs, prétendant qu'il s'agissait de sa Grand-Chasse. Tout ceci semblait trop gros, mais faute de mieux, l'ingénieur décida de suivre le sylvari pour lui confier la charr noire.

Ils arrivèrent dans une maison bien gardée. Le sylvari avait des gestes délicats. Il parlait de manière énervante et maniérée, agitant ses poignets pour ponctuer chacune de ses phrases. Sa tenue finement brodée et ses gants de soie laissaient imaginer qu'il était fortuné. Radjie avait ses sens en alerte. Elle était méfiante, mais l'incompréhension fit stagner ses réactions. Le sylvari, contre toute attente, était bien médecin. Il ôta la seringue d'un geste vif et précis et s'occupa des bandages de la charr. Il parti derrière son bureau et en sorti un petit sachet de soie.

"J'ai de quoi vous requinquer. De quoi requinquer tous les charrs !" dit-il de sa voix, presque de fausset.

"Une personne aussi riche que vous, et entourée de gardes du corps ne fait certainement pas tout ceci de manière bénévole." annonça l'ingénieur.  

"Ooooh mais si. C'est mon rôle d’annihiler la souffrance et la guerre. Ça en fait partie !" répondit le sylvari dans un sourire fin et subtil.

C'est à cet instant qu'un bruit étrange et pénible retentit dans la poche de pantalon de Radjie : TUTUTUTUTUTUTUTUTUTU
C'était le communicateur asura que lui avait jadis donné Friilahr, et qu'un asura nommé Golemencien Daxx, lui avait lui-même donné.

Le sylvari sursauta. Les norns posèrent un regard lourd de sous-entendus sur la charr.

"Jaff mon Chou ! Viiiite ! Qu'est-ce que c'est ?! Fais quelque chose ! Non attends... C'est bon c'est fini ! Vous pouvez sortir ! Ravi de vous avoir aidé !" clôtura le sylvari.

Le sylvari mit pratiquement les deux charrs dehors et ferma la porte à clé derrière-lui. On entendit un bourdonnement à l'intérieur de la maison puis... Plus rien.


L'ingénieur haussa les épaules et reprit sa route. Il avait porté son aide, à présent il avait du travail.

Ehrmal Sombrenuit arriva au triple-galop et s'arrêta dans un gros dérapage qui souleva le sable. Ehrmal avait autrefois fait le Farhar avec Radjie. Il connaissait les choses qui s'étaient passées. Sa nature curieuse et son rang de légionnaire des Cendres lui avaient permis de découvrir quelques secrets concernant les liens avec Friilahr.

Trois autres charrs de la Centurie, Bröwl, Sirius et Elliante étaient arrivés aussi. Ils étaient déjà prêts à attaquer la maison de Blanchefeuille mais le communicateur aura avorté les plans.

Ils découvrirent que Radjie n'avait plus aucune mémoire. Elle ne se souvenait même pas de son nom. Petit à petit, elle finit par se souvenir d'Ehrmal et du Farhar. Son état mental était resté coincé là-bas.

- Retour au Farhar, mort à Griffefer. -


Ehrmal et Radjie étaient proches. La charr, persuadée de se retrouver dix ans plus tôt était persuadée que son acolyte ne deviendrait jamais légionnaire. Ils se chamaillaient et se disputaient comme dans le bon vieux temps, sans se quitter. Autrefois, Ehrmal l'avait couverte plusieurs fois, il était lui-même allé au Trou à sa place. Il jouait le jeu à la perfection.
Pour paufiner cette mise en scène, il fallait maintenant retourner au Farhar, qui avait été revendu pour devenir un élevage de boeufs.
Radjie découvrit sur place que les tentes des charrtons avaiten disparus. Que les camps d'entraînement n'étaient plus. Et Ehrmal lui annonça que Srob Jeanpatte était mort. Qu'il le lui avait annonçé il y a dix ans. Le jeune charrton avait été passé à tabac par la troupe des Durs. Et le Primus, Griffefer avait couvert cette affaire pour éviter de mettre en porte à faux le fils d'un Centurion de la Sanglante.

La charr noire reçu les informations comme une série de coups de pieds dans le ventre. Le monde s'écroulait autour d'elle. Elle devait tuer Griffefer. Il fallait qu'il paye. Il fallait qu'il meure. Son esprit s'obscurcit. Elle se tint le crâne. Elle avait l'impression qu'on le lui frappait contre un rocher. Elle revivait le Trou, dans lequel elle avait passé presque un an.

Bröwl, Sirius et Ehrmal la ramenèrent à la Citadelle Noire où ils se séparèrent. La charr semblait irrécupérable et ne croyait pas à la mort de Griffefer. Encore moins celle de Firu, l'assassin.

Elle s'isola et parti espionner les trois charrs de la Première Centurie. Ehrmal avait dit qu'ils étaient tous morts, mais voilà qu'il annonçait à Bröwl et Sirius que Firu était en vie, qu'il était à présent héros de guerre, et Centurion de la Sanglante. S'il avait mentit pour Firu, il avait probablement aussi menti pour le Primus Griffefer, même si ce dernier était probablement réellement mort, envoyé au Stigmate, puis Stigmatisé. En ce qui concerne Firu, il souhaitait peut-être tout simplement que Radjie n'aille pas courir au suicide contre lui. Ehrmal était amitieux. Déjà légionnaire à treize ans, il souhaitait devenir Centurion, puis Tribun, et profiter de son grade pour en terminer avec ce Centurion de la Sanglante verreux, mais puissant.

Le communicateur asura avait sonné. Elle avait appuyé sur un bouton pour l'activer et entendit la voix de Friilahr. Evidemment, ça lui rappelait quelques profonds souvenirs, mais une voix hurla dans sa tête.

“Jettes ! Jeeeeettes ! Jettes ça, TOI !”

Elle s’exécuta et balança le communicateur, sans réfléchir, dans un mur. Il se brisa. Elle mit plusieurs jours pour le réparer mais il resta inactif.

- Griffefer doit mourir. -



C'était l'obsession. Sa nouvelle raison de vie. Sa ligne conductrice ; Tuer Griffefer, l'ancien Primus. Le bourreau. Celui qui l'avait mit au Trou. Celui qui avait couvert la mort de Srob Jeanpatte.

Elle réparait son communicateur, non loin de la Lame Dentelée, quand Bröwl vint la voir. Il était soucieux et présent et faisait preuve d'une patience sans faille vis à vis de la charr noire.

Une voix chantonnante se fit entendre et entra dans la Lame Dentelée. La même voix que celle du communicateur. Bröwl l'incita à se rendre à la taverne pour découvrir le porteur de cette voix.

Elle approcha de manière méfiante, sans quitter Bröwl et fit enfin face à un Friilahr très détendu.

Elle écarquilla les yeux. Ses pupilles se dilatèrent, elle esquissa un léger sourire. Les choses se rassemblaient dans sa tête et devenaient plus claires. Un début de joie qui fut rapidement avorté.

“Radjie. C'est Griffefer. Tues-le.” siffla la voix de la déraison dans sa tête.

Le voile de la déraison passa sur les yeux de la charr noire. C'était Griffefer. Il devait mourir. Ses pupilles se retractèrent immédiatement et elle poussa un grondement sourd. La patte dans le ciel. C'était lui.

“Tranchnuit, quelle est la charge maximale utile portée par un golem KS-2 sur un seul bras ?” demanda-t'il pour couper court à la série de grognements de la charr noire.

“Vingt-deux et demie, si le poids est contrebalancé par le deuxième br...” Radjie ne finit par sa phrase. Surprise par ses propres mots et terrifiée par ces connaissances, elle solda son grognement par un claquement de mâchoire avant de s'enfuir.

“F'est fa.” dit le légionnaire du Fer en se retournant pour finir son whisky.

Les négociations avec Bröwl furent longues. Le soldat de la Sanglante ne voulait définitivement pas aider Radjie à tuer celui qu'elle pensait être Griffefer. Selon lui, le plus grave ne serait pas la mort de Friilahr, mais la santé mentale de Radjie si elle apprenait qu'il n'était pas Griffefer, après l'avoir tué.

Elle se dissimula plusieurs heures dans la Citadelle Noire, cherchant l'angle de vue le plus parfait, pour tendre le piège le plus mortel.

Elle faillit réussi quand un asura vint avorter ses plans machiavéliques.

A plusieurs reprises, l'asura l'avait dérangée. Les reproches allaient de bon train ; Pas assez discrète. Pas assez de jugeote. Pensée extrémiste.

Si l'assassinat par vengeance était un acte de justice, c'est que le plus important dans tout ceci était la finalité. Hors, pour l'asura, ce qui importait n'était pas la finalité, mais le chemin pour y parvenir.

Les chemins de la vie restent multiples. Et sans retours.




- Une note salée -

Radjie avait renoncé à ses plans immédiat qui consistait à tuer Griffefer. Elle remettrait tout ceci à plus tard. Elle devait avant-tout en savoir plus, et se préparer. Elle retourna dans le premier lieu de ses souvenirs les plus proches : Le laboratoire.
La porte était toujours ouverte et coincée. C'était toujours un cloaque sans nom, comme lors de son réveil. Cette fois-ci, pas de garde. Il y avait toujours un cadavre de charr sur une table, avec sur son crâne, un genre de casque bourré d'electrodes relié à une machine. Sur le chevet du cadavre ; Une note.
La charr noire enjamba quelques objets et fioles renversées et alla saisir la note en question.
C'était une liste de noms, reliés entre-eux par des traits. Dans cette liste, il y avait des noms de charrs qui lui étaient inconnus. En bas de la liste, “le charr parfait”. Elle vit le nom de sa mère, mais aussi celui de Friilahr, plus haut. Il y avait un lien entre-eux. Elle regarda le cadavre, et recula, liste en main, complètement déboussolée. L'avait-il tué ? Avait-elle fini comme ce cadavre avec des câbles dans le crâne ? Elle n'en savait rien, mais les hypothèses se bousculèrent dans sa tête comme une armée de marmoxx attirés par de nouvelles pâtures. Elle percuta une étagère derrière-elle, bourrée de fioles qui virent se briser au sol.
Un garde entra, furieux. C'était le soldat du Fer qui l'avait aidée à ouvrir la porte, longtemps avant. Elle ne le reconnaissait évidemment pas, mais lui se souvenait bien d'elle.

“Encore vous !” cria-t'il.

Il n'attendit pas pour se jeter sur elle et la renverser au sol alors qu'elle l'ignorait, encore perdue dans des pensées tortueuses. Il s'apprêta à l'étrangler. Elle saisit une grosse fiole, assez solide, qui avait chuté de l'étagère et la lui éclata sur la tête. Le soldat du Fer était sonné. Elle se releva, paniquée et prit son poul ; Il était vivant. Elle poussa un feulement strident et lui plaqua la note sur le crâne entre les deux cornes avant de s'enfuir. Au moins, Griffefer savait à présent ; Que sa vie était en danger, qu'elle savait tout, et qu'il allait définitivement mourir.

- Trou noir -


Elle fila en direction de Diessa, juste à l'entrée de la Citadelle, où jadis elle venait retrouver ses esprits.

La nuit d'Hivernel était froide. Les rochers glissants. Une odeur de sous-bois mêlée aux fumées de charbon provenant de la Citadelle Noire se rependait dans l’atmosphère.
De là haut, en haut des rochers, Radjie ne voyait à l'horizon qu'un mer de nuit, et quelques lucioles rouges au loin ; Des soldats en patrouille.

Elle posa une patte à côté du communicateur asura qui dormait dans sa poche, et la dévia sur un pistolet lorsque des mouvements attirèrent son attention, plus loin en contre-bas.

C'était Bröwl. Mais il n'était pas seul. Friilahr était avec lui.

“Tues.” siffla la petite voix dans la tête dérangée de la charr noire.

Friilahr et Bröwl se rapprochaient. Des soldats avaient du la voir passer et vendre sa position. Le légionnaire du Fer jetta son fusil sur le côté.
Radjie dégaina avec rapidité et tira avec précision directement sur le légionnaire du Fer qui se rapprochait sans se soucier des conséquences. La balle traversa son bras. La charr souffla. Une première victoire sur le chemin de l'agonie. A sa grande surprise, le légionnaire continuait d'avancer en retirant ses épaulières qu'il jetta sur le côté. Il se tenait le bras. Elle l'avait bien touché. Cette fois-ci Bröwl se mit devant lui. Il avança toujours jusqu'à se positionner au pied du rocher. Pourquoi ne se défendait-il pas ? Radjie cessa ses tirs. Telle une gargouille sur son rocher, sa silhouette dessinée dans l'obscurité se baissa pour se mettre à quatre pattes et observer le légionnaire en contre-bas.

Ses yeux luisaient d'une détermination sans faille, mais elle devait savoir ce qui poussait “Griffefer” au suicide.
Friilahr annonça à la charr noire qu'il se laisserait tuer si ça lui faisait plaisir. Radjie grogna. Ce n'était pas normal. Une proie qui souhaite sa mort n'est plus une proie. Elle lui dit alors qu'elle se contenterait de lui arracher les yeux et les membres. Le légionnaire du Fer annonça alors qu'il se laisserait arracher yeux et membres. Encore une fois, ce n'était pas normal. Griffefer aurait dû se mettre hors de lui et venir au combat. Ils se seraient battus et l'un d'eux serait mort à la suite de violentes blessures. Mais ce n'était pas le cas. Il n'y avait aucune agressivité émanant de ce Griffefer-là.

En haut du rocher. Au pied du mur. Radjie sentait en elle une pression sans mesure monter.

“Qu'est-ce que tu fiches ?! Tues-le bon sang ! Tues ! Rapide. Efficace. Quelques secondes.” siffla la voix.

“FERME-LA ! Je dois savoir.” rugit la charr noire. “Qu'est-ce que vous avez fait à ma mère ?! A Srob ? A mon père ?! Aux autres ?! Je vais vous TUER !”

Elle évoquait évidemment la note qu'elle avait trouvé dans le laboratoire. Friilahr paraissait autant blasé que résigné. Il poussa un petit rictus nerveux et demanda à Bröwl de boucher ses oreilles.

“Ta mère, je lui ai donné la vie. Et c'est le plus grand mal que je lui ai fait. “

Un lien de parenté avec ce fou ? Ce meurtrier ? Était-ce seulement possible ? Était-ce seulement envisageable et imaginable ? Radjie hurla. Elle nia. La vérité résonnait dans sa tête dérangée. Elle sentit ses pattes se dérober sous-elle. Son bras droit se paralysa. Son cœur se crispa. Elle lâcha ses armes et s'écroula du haut de son rocher. Un surplus d'adrénaline avait encore eu raison d'elle. Au final, elle était peut-être destinée à finir comme ses frères et sœurs. Arrêt cardiaque soudain et irrévocable.

Tout devint confus. Le noir. L'obscurité totale. Une fois de plus, Friilahr et Bröwl la sortiront de cette passe, mais elle n'en saura rien.

Au Canton, ils hésitèrent. Ils étaient à cours d'idée. Sirius qui les avait rejoint était pour l'envoyer au Stigmate. Finalement c'est Bröwl qui lança l'idée de la faire revivre la période dans laquelle elle était coincée. Ils allaient la renvoyer au Trou.

Ils portèrent le corps inconscient de la charr noire jusqu'à la Crique de l’Éleveur et de son ancienne Tour. Ils lui firent avaler des pilules contre le surplus d'adrénaline qui lui valait ses crises cardiaques. De quoi tenir trois jours.
Le trou était débouché. Une vieille porte de fer brisée derrière laquelle se cachait un escalier en colimaçon qui descendant à quatre mètres de profondeur. Aucune lumière n'arrivait en bas. C'était froid et humide. Des flaques d'eau croupie jonchaient le sol. De vieux portes-torches rouillés longeaient les murs, mais ça faisait depuis très longtemps qu'ils n'avaient plus porté de torches. Tout en bas, il y avait trois petites geôles. Peut-être que le Primus s'en servait de cave à whisky auparavant. Ils dévêtirent Radjie et lui enlevèrent ses armes. Ils l'abandonnèrent là avec un peu de nourriture et une gourde d'eau et remontèrent, l'esprit lourd.

C'était bien là l'idée de la dernière chance. Sinon, il restait l'idée de Sirus ; Un petit tour au Stigmate. Ou encore l'idée de Bhur Cassedents ; Un petit tour au Fléau.

- Liberté et reformatage -


“Moi je serais légionnaire quand je sortirai du Farhar” déclara un tout petit charrton noir.

“Ah ouaiiiis ? Bah ça m'étonnerait parce que t'es trop petit. Même que t'es plus petit que moi. T'as déjà vu un légionnaire tout petit toi ?!” grogna une petite charr noire.

Radjie rêvait. Elle se revoyait avec Ehrmal étaient dans l'ancien Farhar.

“Répète pour voir !” cria Ehrmal, charrton.

“T'es trop petit ! Et nul !” répondit Radjie sans se laisser démonter.

“Ah ouaiiiiiis ?”

“Ouais !”

Les deux charrtons se firent face et se mirent à sautiller en secouant les pattes avant, près à se coller des coups de poings. Ils restèrent à bonne distance et frappèrent dans le vide pour s’impressionner tout en criant “Qu'est-ce qu'y'a ?! Qu'est-ce qu'y'a ?!”

“Regardez-moi ces deux nuls.” dit un troisième charrton, accompagné par cinq autres petits. “Entre un nabot et une fille de tatou, elles vont aller loin les légions.”

C'était Firu Sangdur, accompagné par d'autres Durs.

“Boucles-làààà Firu. Je vais te tuer un jour.” grogna Radjie “C'est pas parce que ton père est centurion de la Sanglante que tu vas m'impressioner. C'est toi le nul.”

“Boucles-là Radjie. C'est moi qui vais le tuer. Il sera centurion ouais. Mais moi je serai tribun. Et quand je serai tribun, je les enverrai tous au Fléau.” dit sèchement Ehrmal.

La troupe des Durs se jettèrent sur Ehrmal et le passèrent à tabac. Ehrmal était chétif et déjà ambitieux à cette époque. Comme tous les charrtons de la troupe Nuit, il était en querelle constante contre les Durs.

“Encore eux...” grogna une voix de charr adulte, derrière-eux.

Le Primus Griffefer s'avança d'un pas lourd. Il alla saisir Radjie par la peau du cou, comme il en avait l'habitude.

“C'est pas elle ! C'est moi qui les ai attaqué !” cria Ehrmal.

Le Primus changea de cible. Il attrapa Ehrmal sans réfléchir et le coinça sous un bras.

“Un petit tour au Trou te fera du bien alors.”


…

Radjie était somnolente, encore sous l'effet de son problème cardiaque. Elle se retourna sur le sol humide et glissa une patte dans une flaque. Elle sentait le moisi.

“Radjie... ! Ils l'ont eu... J'ai rien pu faire...” résonnait la voix d'Ehrmal dans sa tête.

“Qui... ? Quoi... ?” murmurait la charr noire, encore dans le gaz.

“Ils ont tué Srob. Ils l'ont eu. J'ai rien pu faire...”

La charr se réveilla en sursaut. Elle n'y voyait rien. Une nuit sans Lune. Une galaxie sans étoiles perdue dans un cosmos encore inconnu. Elle réalisa qu'elle était de nouveau dans le Trou. Le froid d'Hivernal était mordant. Elle tâtonna de la patte et sentit une gamelle de nourriture. On la lui avait laissé là, plus tôt mais elle ne savait pas quand. Elle avait du se réveiller et se ré-endormir, et entre temps, quelqu'un était descendu pour lui apporter sa ration en la faisant glisser sous la porte de la cellule.

Des pas hésitants se firent entendre dans l'escalier. Une démarche incertaine et méfiante qui ne ressemblaient en rien à Griffefer.

“Y'a quelqu'un ?” murmura la voix.

Radjie se releva en un bond et vint se jeter sur la grille de la porte. L'inconnu sursauta. Sa démarche fit penser à Srob, mais ce n'était pas lui puisqu'il était mort. C'était Khadgar Mortépine, l'intendant de la Première Centurie. Il avait du entendre les conversations dans la Lame Dentelée qui parlait de l'ancienne Tour au sous-sol abandonné. Radjie ne le connaissait que de nom. Bröwl lui en avait parlé.

“J'vais te sortir de là.”

Le charr en pagne possédait un gigantesque espadon ; Un genre de relique orrienne aux pouvoirs méconnus. La lame s'illumina quelques instants et Khadgar pu faire l'état des lieux. La porte était fermée par quatre verrous, récemment installés. Il avait le choix entre aller voler la clé à Friilahr, et faire sauter les verrous. Il choisirait évidemment la solution la plus simple et rapide.

Un premier coup dans le premier verrou retentit dans l'obscurité. Il était porté avec force et précision. Le verrou céda. Les gonds de la porte tremblèrent. Quelques rochers vinrent rouler dans les escaliers. Khadgar voyait bien que tout menaçait de s'effondrer. Il ignorait pourquoi Radjie était enfermée là, mais cette situation devait lui raviver quelques souvenirs personnels. Il était dans sa lancée et devait continuer. Par le passé, Srob aussi était venu pour tenter de sortir Radjie, mais il avait échoué.

Un deuxième coup se fit entendre. Les gonds tremblèrent à nouveau. Le plafond du sous-sol, c'est à dire, le sol du rez-de-chaussée de la Tour commença à s'effondrer dans les escaliers. La tour menaçait de s'affaisser.

Une voix puissante se fit entendre plus haut : “HELA ! Qui va-là ?! C'est quoi ce raffut ?!”

C'était un soldat du Fer, probablement celui qui venait déposer les rations à la prisonnière. Khadgar fila se dissimuler dans un coin.

Le soldat du Fer hésita à entrer, et poussa un soupir soulagé en voyant arriver Sirius et Eliante, un soldat de la Sanglante, et un autre soldat du Fer de la Première Centurie.

Il leur expliqua qu'il avait entendu quelqu'un plus bas, et que le sous-sol menaçait de s'effondrer.
Ils furent rejoints par Ignatius, un ancien Primus redevenu soldat du Fer. Ils commencèrent par déblayer les gravats avant de pénétrer dans le sous-sol de la Tour. Sirius peinait à se déplacer à cause de son volume et de son armure. L'endroit était petit et oppressant. Tout faisait écho ici, y compris les gouttelettes d'humidité qui venaient alimenter les flaques.

Ils arrivèrent en bas. Le silence régnait. Pourtant ils sentaient des présences, autre que les leurs. Eliante aperçut enfin une silhouette de charr qui tenta de filer. Sa fuite fut interrompue par Ignatius qui l'avait plaqué au sol dans un "PLAF" sonore.

Eliante alluma un briquet à amadou. Ils reconnurent Khadgar. Ils avaient des questions à lui poser, mais avant-tout, il fallait sortir de là. Sirius, le soldat de la Sanglante garda la porte de la cellule de Radjie et hurla d'évacuer. Ignatius remonta Khadgar. Il ne pouvaient pas forcer les deux verrous restant, sous peine de faire tout s'effondrer. Eliante tenta de remonter pour mettre la main sur le soldat du Fer, qui avait peut-être les clés. Ce dernier ne les avait pas, mais par chance, et grâce au hasard peut-être, Friilahr arriva. Et lui, il possédait les clés, puisque c'est lui qui avait fait poser les verrous.

Le légionnaire du Fer était agacé mais reprit rapidement la situation en main. Il descendit, s'en tenant à son plan, et tenta de se souvenir des discussions qu'il avait eu, dix ans plus tôt, lorsqu'il vint sortir Radjie du trou la première fois.

La charr recula de la porte, même geste qu'il y a dix ans, pendant qu'il déverrouillait la porte. Elle écarquilla les yeux et peinait à voir le légionnaire du Fer. Elle reconnu quelques poils fauve, et le célèbre poil sur la langue.

“Tues-le.” siffla la voix.

Elle n'en fit rien. Elle restait médusée et immobile, devenue muette, plongée dans l'incompréhension. Le légionnaire tendit une patte dans sa direction et elle se rua dessus pour agripper, et enfin saisir son bras pour ne plus le lâcher jusqu'à ce qu'ils soient remontés.

Sirius ferma la marche. De nouveaux rochers virent s'écrouler derrière-lui. Il était coincé. Friilahr demanda à Radjie de ne pas bouger et alla l'aider.

“Tires-toi. Tires-toi et ensuite, tu reviendras le tuer.” siffla la voix.

La charr hésita. Elle tourna la tête en direction de Khadgar et d'Ignatius. Le charr en pagne paraissait tout aussi perdu qu'elle. Igniatus tentait de le consoler mais il semblait victime d'un mal-être qui le dépassait. Elle revint à Friilahr et Sirius. Il était à présent hors de danger.

Elle leva les yeux en direction du légionnaire du Fer qui lui tendait les clés de la cellule, avec un sourire plein de crocs. Il déclara que ces clés étaient à présent les siennes, et qu'elle devait les garder pour ne jamais se refaire enfermer. La charr arracha les clés des pattes de Friilahr. Les images se superposaient dans sa tête. L'image de Griffefer s'estompait peu à peu. Les choses se clarifiaient. Griffefer était gris, et avait les cornes en avant. Elle aurait du s'en souvenir. L'accident dans la taverne, l'attaque, que Friilahr avait fait au point de l'assommer avait brouillé ses souvenirs. Son instinct de survie avait propulsé le légionnaire dans les ennemis, ceux qui veulent du mal. L'immense patte qu'elle avait vu dans ses songes était peut-être la représentation d'une naissance étrange dont il était lié.

L'épisode du Trou avait porté ses fruits. Griffefer avait disparu. Il ne restait plus que Friilahr devant-elle. Elle se souvint de tous les mots qui lui avaient prononcés et se souvenait à présent qui il était. Et plus encore.
Il y a dix ans, à cet instant, elle ne l'avait plus quitté par la suite. Et une fois encore, ça allait recommencer.

La voix de la déraison se tut et disparu avec l'image de Griffefer. Plus d'adrénaline. Plus de chasse aux tatous puisque à présent, elle savait. De retour à la Citadelle, elle trouva des vêtements et Friilahr lui demanda de la suivre au laboratoire afin de lui rendre ses armes. Il lui raconta tout. Ou presque.

Radjie ne disait rien. Les questions étaient rares, mais intérieurement, elle sentit une certaine quiétude. Elle avait les informations qui lui manquaient. Certes, pas tout, mais c'était bien suffisant.

Il avait dissimulé le lien de parenté, car, si le Primus Griffefer était mort, son centurion, Pattegrise, lui, était bien vivant. Depuis toujours, le centurion Pattegrise tentait de nuire à Fortegriffes, le centurion du Fer de la Première Centurie, et à Friilahr. Les raisons étaient encore méconnues pour Radjie, mais à son sens, cette histoire de guerre du Fer avait une forte odeur de Cendres. Le secret devait perdurer, même si à présent, il y aurait quelques fuites.

Un charr idéal pour unifier trois légions dans un but encore obscur. Friilahr en était encore loin, mais il avait réussi autre chose.

Quant à Radjie, elle se souvint de la voie qu'elle ne devait jamais quitter.
Née pour servir les légions. Née pour servir les Cendres. Née pour tuer.

Firu Sangdur, devenu héros de guerre et centurion de la Sanglante attendra son Heure. Si elle ne pouvait se mesurer à lui, alors il restait le plan d'Ehrmal, et elle devait l'aider à l’exécuter.